Je ne comprends même pas ce que je suis censé faire. Les philosophes terrisiens affirment que je comprendrai la tâche qui me revient quand le moment viendra, mais voilà qui ne me console guère. Il faut détruire l’insondable, et je suis apparemment le seul à pouvoir le faire. Il ravage le monde en ce moment même. Si je ne l’arrête pas très vite, il ne restera plus rien de cette terre que des os et de la poussière.

 

5

 

— Aha !

La silhouette triomphante de Kelsier surgit de derrière le bar de Camon, une expression satisfaite sur le visage. Il leva le bras et posa lourdement une bouteille de vin poussiéreuse sur le comptoir.

Dockson leva des yeux amusés.

— Où tu l’as dénichée ?

— Dans l’un des tiroirs secrets, répondit Kelsier en époussetant la bouteille.

— Je croyais les avoir tous trouvés.

— En effet. Mais l’un d’entre eux avait un double fond.

Dockson gloussa de rire.

— Très malin.

Kelsier hocha la tête, déboucha la bouteille et remplit trois coupes.

— L’astuce, c’est de ne jamais arrêter de chercher. Il y a toujours un autre secret.

Il s’empara des trois coupes et alla rejoindre Vin et Dockson à table.

Vin accepta la sienne d’une main hésitante. La réunion s’était terminée peu de temps auparavant et Brise, Ham et Yeden étaient partis méditer les propos de Kelsier. Vin avait le sentiment qu’elle aurait dû s’en aller elle aussi, mais elle n’avait nulle part où se réfugier. Dockson et Kelsier paraissaient tenir pour acquis qu’elle allait rester avec eux.

Kelsier but une longue gorgée du vin rubicond puis sourit.

— Ah, ça va beaucoup mieux comme ça.

Dockson acquiesça, mais Vin ne toucha pas à son verre.

— Il va nous falloir un autre Enfumeur, fit remarquer Dockson.

Kelsier hocha la tête.

— Mais les autres ont paru bien le prendre.

— Brise hésite encore, répondit Dockson.

— Il ne va pas se défiler. Brise aime les défis, et il n’en trouvera jamais de plus grand que celui-là. (Kelsier sourit.) Et puis ça le rendrait fou de savoir qu’on travaille à une mission et qu’il n’y participe pas.

— Cela dit, il a des raisons de s’inquiéter, souligna Dockson. Moi aussi, je m’en fais un peu.

Kelsier acquiesça et Vin fronça les sourcils. Alors ils sont sérieux au sujet de ce plan ? Ou ils sont encore en train de jouer le jeu pour moi ? Ces deux hommes semblaient si compétents. Mais renverser l’Empire Ultime ? Autant essayer d’empêcher les brumes de tomber ou le soleil de se lever.

— Quand est-ce que tes autres amis vont arriver ? demanda Dockson.

— D’ici deux ou trois jours, répondit Kelsier. Et il va nous falloir un autre Enfumeur. Je vais aussi avoir besoin d’un peu plus d’atium.

Dockson fronça les sourcils.

— Déjà ?

Kelsier hocha la tête.

— J’en ai dépensé la majeure partie pour acheter le contrat d’OreSeur, puis j’ai utilisé le reste à la plantation de Tresting.

Tresting. Le noble qui avait été tué dans son manoir la semaine précédente. Dans quelle mesure Kelsier était-il impliqué ? Et que disait-il tout à l’heure au sujet de l’atium ? Il avait affirmé que le Seigneur Maître maintenait son emprise sur les nobles en conservant le monopole sur ce métal.

Dockson frotta son menton barbu.

— L’atium n’est pas si facile à se procurer, Kell. Il nous a fallu près de huit mois de préparation pour aller te voler ce dernier fragment.

— C’est parce qu’il vous fallait faire preuve de délicatesse, répondit Kelsier avec un sourire retors.

Dockson le toisa avec un regard légèrement inquiet. Kelsier se contenta d’accentuer son sourire et Dockson leva enfin les yeux au ciel en soupirant. Puis il jeta un coup d’œil à Vin.

— Tu n’as pas touché à ta boisson.

Elle secoua la tête.

Dockson attendit une explication, et Vin fut finalement contrainte de répondre :

— Je n’aime pas boire ce que je n’ai pas préparé moi-même.

Kelsier gloussa de rire.

— Elle me rappelle Vent.

— Vent ? ricana Dockson. Cette fille est un peu paranoïaque, mais quand même pas tant que ça. Ce type-là, je te jure, il était tellement nerveux que les battements de son propre cœur pouvaient le faire sursauter.

Les deux hommes éclatèrent de rire. Mais leur attitude amicale ne réussit qu’à la mettre encore plus mal à l’aise. Qu’est-ce qu’ils me veulent ? Est-ce que je suis censée être une sorte d’apprentie ?

— Donc, reprit Dockson, tu vas me dire comment tu comptes te procurer de l’atium ?

Kelsier ouvrit la bouche pour répondre, mais un bruit de pas retentit dans l’escalier. Kelsier et Dockson se retournèrent ; Vin, bien entendu, s’était assise de manière à pouvoir surveiller les deux entrées de la pièce sans avoir à bouger.

Elle s’attendait à voir arriver l’un des membres de la bande de Camon venu vérifier si Kelsier avait encore besoin du repaire. Quelle ne fut donc pas sa surprise quand la porte s’ouvrit pour révéler le visage revêche et noueux de l’homme qu’on surnommait Clampin.

Kelsier sourit, les yeux pétillant.

Il n’est pas étonné. Content, peut-être, mais pas étonné.

— Clampin, le salua Kelsier.

Le vieil homme se tenait sur le pas de la porte et braquait sur le trio un regard teinté d’une impressionnante désapprobation. Puis il entra enfin dans la pièce en boitillant. Un adolescent maigre et visiblement gêné le suivait.

Le garçon alla chercher une chaise pour Clampin et la plaça près de la table de Kelsier. Clampin s’assit en grommelant à mi-voix. Puis il toisa Kelsier en plissant les yeux et le nez.

— L’Apaiseur est parti ?

— Brise ? demanda Kelsier. Oui, il est parti.

Clampin poussa un grognement. Puis lorgna la bouteille de vin.

— Sers-toi, lui dit Kelsier.

Clampin fit signe au garçon de lui apporter une coupe du bar, puis se retourna vers Kelsier.

— Je devais m’en assurer, dit-il. On ne peut jamais avoir confiance quand il y a un Apaiseur dans le coin, surtout un comme lui.

— Tu es un Enfumeur, Clampin, répondit Kelsier. Il ne pourrait pas te faire grand-chose, pas contre ton gré.

Clampin haussa les épaules.

— Je n’aime pas les Apaiseurs. Ce n’est pas de l’allomancie – ces gens-là… Eh bien, on ne peut jamais savoir si on n’est pas en train de se faire manipuler quand ils sont dans les parages. Avec ou sans cuivre.

— Je ne recourrais jamais à ce genre de méthode pour obtenir ta loyauté, dit Kelsier.

— C’est ce que j’ai entendu dire, répondit Clampin tandis que le garçon lui servait une coupe de vin. Mais je devais m’en assurer. Réfléchir sans avoir ce Brise à proximité.

Il se renfrogna, sans que Vin comprenne bien pourquoi, puis vida la moitié de sa coupe d’une seule lampée.

— Il est bon, ce vin, grommela-t-il avant de se tourner vers Kelsier. Donc, les Fosses t’ont vraiment fait perdre la tête, dis-moi ?

— Totalement, répondit Kelsier, impassible.

Clampin sourit, tout en affichant une expression résolument tordue.

— Alors tu veux vraiment la mettre en œuvre ? Cette mission dont tu parles ?

Kelsier hocha gravement la tête.

Clampin vida le reste de son vin.

— Dans ce cas, tu as ton Enfumeur. Mais pas pour l’argent. Si tu es vraiment sérieux quand tu parles de renverser le gouvernement, j’en suis.

Kelsier sourit.

— Et ne me souris pas, aboya Clampin. J’ai horreur de ça.

— Je n’oserais pas.

— Bon, commenta Dockson en se reversant à boire, voilà qui résout le problème de l’Enfumeur.

— Ça ne fera pas grande différence, dit Clampin. Vous allez échouer. J’ai passé ma vie à essayer de cacher des Brumants au Seigneur Maître et à ses obligateurs. Il finit toujours par les attraper.

— Alors pourquoi prendre la peine de nous aider ? demanda Dockson.

— Parce que, répondit Clampin en se levant, le Seigneur va m’attraper tôt ou tard. Au moins, comme ça, je pourrai lui cracher au visage avant de mourir : renverser l’Empire Ultime… (Il sourit.) Ça ne manque pas de panache. Allons-y, gamin. Il faut qu’on prépare la boutique pour les visiteurs.

Vin regarda Clampin franchir la porte en boitillant et le garçon la refermer derrière lui. Puis elle se tourna vers Kelsier.

— Vous saviez qu’il allait revenir.

Haussant les épaules, il se leva et s’étira.

— Je l’espérais. Il n’y a rien de tel qu’une vision pour attirer les gens. La mission que je propose… eh bien, ce n’est pas le genre de choses qu’on refuse – du moins, pas quand on est un vieil homme désœuvré que le monde entier agace. Donc, Vin, je suppose que ta bande possède l’intégralité de ce bâtiment ?

Elle hocha la tête.

— La boutique à l’étage est une façade.

— Parfait, répondit Kelsier en consultant sa montre de gousset avant de la tendre à Dockson. Dis à tes amis qu’ils peuvent récupérer leur repaire – les brumes doivent déjà être en train d’apparaître.

— Et nous ? demanda Dockson.

Kelsier sourit.

— Nous allons sur le toit. Comme je te le disais, je dois aller chercher de l’atium.

 

De jour, Luthadel était une ville noircie, brûlée par la suie et la lumière rouge du soleil. Elle était dure, nette, oppressante.

Mais de nuit, les brumes venaient la brouiller et l’obscurcir. Les bastions de la noblesse devenaient d’inquiétantes silhouettes fantomatiques. Les rues paraissaient rétrécir dans le brouillard et chaque voie publique devenait une ruelle déserte et dangereuse. Même les nobles et les voleurs redoutaient de sortir la nuit – il fallait un cœur solide pour braver ce silence brumeux et menaçant. De nuit, la noirceur de la ville était un endroit pour les désespérés et les imprudents ; un mystérieux terrain mouvant peuplé d’étranges créatures.

D’étranges créatures comme moi, songea Kelsier. Il se tenait sur la corniche qui bordait le toit plat du repaire. Des bâtiments plongés dans l’ombre se dressaient autour de lui dans la nuit, et la brume donnait l’impression que tout se déplaçait dans le noir. De faibles lumières perçaient parfois aux fenêtres, mais ces minuscules perles lumineuses étaient de petites choses effrayées.

Une brise fraîche se faufila le long du toit, déplaçant la brume, frôlant la joue de Kelsier, humidifiée par la brume comme par un souffle exhalé. Dans le temps – avant que les choses tournent mal –, il montait toujours sur les toits la soirée précédant une mission, par désir de dominer la ville. Il ne s’était pas rendu compte qu’il se conformait à son vieux rituel avant de jeter un coup d’œil sur sa droite en s’attendant à trouver Mare près de lui, comme elle l’avait toujours été.

Au lieu de quoi il ne trouva que le vide. La solitude. Le silence. La brume l’avait remplacée. Et bien mal.

Il soupira et se retourna. Vin et Dockson se tenaient derrière lui sur le toit. Tous deux paraissaient inquiets de sortir dans la brume, mais ils maîtrisaient leur peur. On n’allait jamais très loin dans le monde clandestin sans apprendre à tolérer les brumes.

Kelsier avait appris à faire bien plus que les « tolérer ». Il était si souvent sorti parmi elles ces dernières années qu’il commençait à se sentir plus à l’aise la nuit, dans leur étreinte protectrice, que le jour.

— Kell, dit Dockson, tu es vraiment obligé de te tenir juste au bord comme ça ? Nos plans sont peut-être un peu dingues, mais je préférerais qu’ils ne se terminent pas avec ton corps écrabouillé sur les pavés.

Kelsier sourit. Il ne me considère pas encore comme un Fils-des-brumes, songea-t-il. Il va tous leur falloir un moment pour s’y faire.

Des années auparavant, il était devenu le chef de bande le plus tristement célèbre de Luthadel, et il y était parvenu sans même être un allomancien. Mare était un Œil-d’étain, mais Dockson et lui… ce n’étaient que des hommes ordinaires. L’un était un bâtard dépourvu de pouvoirs, l’autre un skaa échappé des plantations. Ensemble, ils avaient mis des Grandes Maisons à genoux en volant avec une incroyable audace les hommes les plus puissants de l’Empire Ultime.

À présent, Kelsier était devenu tellement plus que ça. Autrefois, il avait rêvé de l’allomancie, de posséder un pouvoir semblable à celui de Mare. Elle était morte avant qu’il ait basculé et acquis ses pouvoirs. Elle ne verrait jamais ce qu’il allait en faire.

Auparavant, la grande noblesse le craignait. Il avait fallu un piège tendu par le Seigneur Maître en personne pour capturer Kelsier. À présent… c’était l’empire Ultime lui-même qui allait trembler avant qu’il en ait fini avec lui.

Il balaya la ville du regard une fois de plus, inspirant les brumes, puis bondit au bas de la corniche pour aller rejoindre Dockson et Vin. Ils ne portaient aucune lumière ; la lueur ambiante des étoiles diffusée par les brumes suffisait pour y voir dans la plupart des cas.

Kelsier ôta sa veste et son gilet qu’il tendit à Dockson, puis retira sa chemise de l’intérieur de son pantalon, laissant ce vêtement long pendre librement. Le tissu était assez sombre pour ne pas le trahir de nuit.

— Bon, dit Kelsier. J’essaie sur qui ?

Dockson fronça les sourcils.

— Tu es sûr de vouloir faire ça ?

Kelsier sourit. Dockson soupira.

— Les Maisons Urbain et Teniert ont été attaquées récemment, mais pas pour leur atium.

— Quelle Maison est la plus puissante actuellement ? demanda Kelsier en s’accroupissant pour défaire les liens de son sac, qui reposait près des pieds de Kelsier. Qui est-ce que personne n’envisagerait d’attaquer ?

Dockson hésita.

— Venture, dit-il enfin. Ils occupent cette place depuis quelques années. Leur garde compte plusieurs centaines d’éléments et on recense une bonne vingtaine de Brumants parmi les membres de la famille qui habitent en ville.

Kelsier hocha la tête.

— Très bien, alors c’est là que j’irai. Ils auront certainement de l’atium.

Il ouvrit le sac puis en tira une cape gris sombre. Cette longue cape enveloppante n’était pas taillée dans un unique morceau d’étoffe – elle se composait au contraire de longues bandes évoquant des rubans. Ils étaient cousus ensemble aux épaules et sur la poitrine mais, en majorité, ils pendaient séparément, se chevauchant comme des bannières.

Kelsier enfila le vêtement dont les bandes de tissu se tortillaient et se recourbaient, presque comme les brumes elles-mêmes.

Dockson expira doucement.

— Je ne me suis jamais trouvé si près de quelqu’un qui en portait une.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Vin, dont la voix paraissait presque spectrale parmi les brumes nocturnes.

— Une cape de Fils-des-brumes, répondit Dockson. Ils en portent tous. C’est comme un… signe d’appartenance à leur club.

— Elle est teintée et conçue de manière à te cacher dans la brume, expliqua Kelsier. Et elle signale aux gardes de la ville et aux autres Fils-des-brumes qu’ils doivent te laisser tranquille. (Il tournoya, laissant la cape se gonfler d’un air théâtral.) Je crois qu’elle me va bien.

Dockson leva les yeux au ciel.

— Très bien, dit Kelsier en se penchant pour tirer de son sac une cape de tissu. La Maison Venture. Il y a des choses que je dois savoir ?

— On raconte que lord Venture a un coffre dans son bureau, répondit Dockson. C’est sans doute là qu’il doit garder sa réserve d’atium. Vous trouverez son bureau au troisième étage, la troisième pièce depuis le balcon supérieur du côté sud. Sois prudent, la Maison Venture emploie une dizaine de brumicides en plus de ses troupes normales et de ses Brumants.

Kelsier hocha la tête tout en attachant sa ceinture – elle ne possédait pas de boucle mais contenait deux petits fourreaux. Il tira deux poignards du sac, les inspecta en quête d’ébréchures et les glissa dans les fourreaux. Il ôta ses chaussures et ses bas pour demeurer pieds nus sur les pierres glaciales. Avec les chaussures disparut aussi le dernier fragment de métal qu’il portait sur lui, exception faite des pièces contenues dans sa bourse et des trois flacons de métaux à sa ceinture. Il choisit le plus gros, en vida le contenu, puis tendit le flacon vide à Dockson.

— Ça y est ? demanda Kelsier.

Dockson hocha la tête.

— Bonne chance.

Près de lui, la jeune Vin observait les préparatifs de Kelsier avec curiosité. C’était une petite créature silencieuse mais elle cachait une intensité qu’il trouvait impressionnante. Elle était paranoïaque, sans aucun doute, mais pas timorée.

Ton tour viendra, gamine, songea-t-il. Simplement, pas ce soir.

— Bon, dit-il en tirant une pièce de sa bourse pour la jeter par-dessus le bord du bâtiment. Je crois que je vais y aller. Je vous retrouve à la boutique de Clampin dans un moment.

Dockson hocha la tête.

Kelsier se détourna et remonta sur le rebord du toit. Puis il bondit au bas du bâtiment.

La brume se recourba dans les airs autour de lui. Il brûla de l’acier, deuxième des métaux de base de l’allomancie. Des lignes bleues translucides apparurent autour de lui, visibles uniquement de lui. Chacune reliait le milieu de sa poitrine à une source métallique proche. Les lignes étaient toutes relativement faibles – signe qu’elles indiquaient des sources métalliques de petite taille charnières des portes, clous et autres bouts de métal. Le type de source métallique importait peu. Brûler du fer ou de l’acier désignerait par des lignes bleues tous les genres de métaux, à supposer qu’ils soient assez proches et en assez grande quantité pour être remarquables.

Kelsier choisit la ligne qui pointait directement en dessous de lui, en direction de sa pièce. Il brûla de l’acier pour exercer une Poussée sur la pièce.

Sa descente s’interrompit aussitôt et il se retrouva projeté dans les airs, dans la direction opposée à la ligne bleue. Il choisit un fermoir de volet et y prit appui pour se déplacer légèrement sur le côté. Cette Poussée prudente l’expédia par-dessus le bord du bâtiment situé pile face au repaire de Vin.

Kelsier atterrit d’un pas léger et se mit à courir accroupi autour du toit en pointe. Il s’immobilisa dans l’obscurité de l’autre côté, transperçant du regard l’air embrumé. Il brûla de l’étain et le sentit s’embraser dans sa poitrine, affinant ses sens. Soudain, les brumes lui parurent moins denses. Non que la nuit se soit éclaircie autour de lui ; simplement, ses capacités de perception s’étaient accrues. Au loin, au nord, il distinguait à grand-peine un imposant édifice. Le Bastion Venture.

Kelsier laissa son étain activé – comme il brûlait lentement, il n’avait pas à s’inquiéter de tomber à court. Lorsqu’il se leva, les brumes se recourbèrent légèrement autour de son corps. Elles se tortillèrent et tournoyèrent, formant près de lui un courant léger et à peine perceptible. Les brumes le connaissaient ; elles le revendiquaient. Elles percevaient l’allomancie.

Il bondit, exerçant une Poussée contre une cheminée de métal près de lui afin d’effectuer un saut horizontal. Il lança une pièce tout en bondissant, et le minuscule bout de métal étincela à travers l’obscurité et le brouillard. Il prit appui contre la pièce avant qu’elle touche terre, tandis que son poids l’entraînait vivement vers le bas. Dès que la pièce atteignit les pavés, la Poussée de Kelsier le propulsa vers le haut, transformant la seconde moitié de son saut en arc gracieux.

Kelsier atterrit sur un autre toit de bois pointu. Les Poussées de fer et les Tractions d’acier étaient les premières choses que Gemmel lui avait enseignées. Quand tu exerces une Poussée sur quelque chose, c’est comme si tu projetais ton poids contre cet objet, lui avait expliqué le vieux fou. Et tu ne peux rien changer à ton poids – tu es un allomancien, pas un de ces mystiques du nord. N’exerce jamais de Traction sur quelque chose qui pèse moins que toi, à moins que tu veuilles qu’il vole vers toi, ni de Poussée contre quelque chose de plus lourd que toi, à moins que tu veuilles te retrouver projeté dans l’autre direction.

Kelsier gratta ses cicatrices, puis tira sa cape de brume contre lui tandis qu’il s’accroupissait sur le toit et que le grain du bois mordait ses orteils nus. Il aurait souvent préféré que brûler de l’étain n’affine pas tous ses sens – ou, du moins, pas tous en même temps. Il avait besoin de sa vue améliorée pour se repérer dans le noir, et il employait fréquemment l’ouïe améliorée. Mais brûler de l’étain faisait paraître la nuit encore plus glaciale à sa peau trop sensible, et ses pieds notaient la présence de chaque caillou et chaque déformation du bois qu’ils touchaient.

Le Bastion Venture se dressait devant lui. Comparé à l’obscurité de la ville, il paraissait resplendir. Les nobles de haut rang ne vivaient pas selon les mêmes horaires que les gens du commun ; parce qu’ils avaient les moyens de s’acheter, et même de gaspiller, de l’huile de lampe et des bougies, les riches n’avaient pas à s’incliner devant les caprices des saisons ou du soleil.

Le bastion était majestueux – détail visible rien qu’à son architecture. Alors même qu’un rempart entourait le terrain, le bastion lui-même évoquait davantage une construction artistique qu’une fortification. De robustes contreforts décrivaient des arcs sur les côtés, au milieu des vitraux complexes et des flèches délicates. Des vitraux vivement colorés s’étiraient en hauteur le long des côtés du bâtiment rectangulaire, et la lumière, en les traversant, teintait les brumes environnantes de toute une gamme de nuances.

Kelsier brûla du fer, l’attisa bien fort et scruta la nuit en quête de larges sources de métaux. Il était trop éloigné du bastion pour se servir de petits objets comme des pièces ou des charnières. Il lui aurait fallu un point d’ancrage de belle taille pour franchir une telle distance.

La plupart des lignes bleues étaient faibles. Kelsier en vit plusieurs qui se déplaçaient devant lui selon un schéma lent et régulier – sans doute des gardes sur le toit. Kelsier devait percevoir leur plastron et leurs armes. Malgré les risques liés à l’allomancie, la plupart des nobles armaient toujours leurs soldats de métal. Les Brumants capables d’exercer Poussée ou Traction sur les métaux n’étaient pas fréquents, et les Fils-des-brumes encore moins. De nombreux lords estimaient qu’il était peu pratique de laisser ses soldats et ses gardes relativement sans défense par crainte d’une si petite portion de la population.

Non, la plupart des nobles de haut rang comptaient sur d’autres moyens pour se défendre contre les allomanciens. Kelsier sourit. Dockson avait dit que le Seigneur Maître employait une troupe de brumicides ; si c’était vrai, Kelsier les rencontrerait sans doute avant la fin de la nuit. Il ignora un moment les soldats pour se concentrer plutôt sur une ligne bleue continue qui désignait le toit élevé du bastion. Le toit devait être couvert de feuilles de bronze ou de cuivre. Kelsier attisa son fer, inspira profondément, puis exerça une Traction sur la ligne.

Brusquement, il se retrouva entraîné dans les airs.

Kelsier continua à brûler du fer, s’attirant vers le bastion à une incroyable vitesse. Certaines rumeurs affirmaient que les Fils-des-brumes savaient voler, mais c’était une exagération teintée d’envie. En règle générale, exercer une Poussée ou une Traction contre les métaux donnait moins l’impression de voler que de tomber – mais dans la mauvaise direction. Un allomancien devait exercer une vigoureuse Traction pour atteindre la bonne vitesse, qui le projetait vers son point d’ancrage à une allure intimidante.

Kelsier se précipita vers le bastion tandis que les brumes s’enroulaient autour de lui. Il franchit sans mal le mur protecteur entourant le terrain du bastion, mais son corps retomba légèrement vers le sol tandis qu’il bougeait. C’était la contrainte liée à son poids, une fois encore ; il l’attirait vers le bas. Même la plus rapide des flèches penchait légèrement vers le sol tandis qu’elle filait.

Rappelé vers le sol par son poids, il décrivait un arc au lieu de s’élever tout droit vers le toit. Il approcha du bastion à une dizaine de mètres en dessous du niveau du toit, se déplaçant toujours à une vitesse terrifiante.

Inspirant profondément, Kelsier brûla du potin et s’en servit pour accroître sa force physique, de la même manière que l’étain affinait ses sens. Il pivota dans les airs pour atterrir sur le mur de pierre les pieds en avant. Même ses muscles renforcés protestèrent face au traitement qu’il leur imposait, mais il s’arrêta sans se briser les os. Il relâcha aussitôt sa prise sur le toit, laissant tomber une pièce contre laquelle il exerça une Poussée alors même qu’il commençait à tomber. Il sélectionna une source métallique au-dessus de lui – les soudures d’un vitrail – et y exerça une Traction.

La pièce toucha terre en dessous de lui, désormais capable de soutenir son poids. Kelsier se projeta vers le haut, appuyant contre elle en même temps qu’il tirait sur la fenêtre. Puis, éteignant les deux métaux, il laissa la vitesse acquise le transporter sur les derniers mètres de son ascension au cœur des brumes obscures. Tandis que sa cape claquait doucement, il franchit le rebord de la passerelle de service du bastion, bondit par-dessus la rambarde de pierre et atterrit discrètement sur la corniche.

Il surprit un garde à moins de trois pas de lui. Kelsier lui fonça dessus en une seconde, bondissant dans les airs, tirant légèrement sur son plastron d’acier pour le déséquilibrer. Tirant d’un geste vif l’un de ses poignards de verre, il laissa la force de sa Traction de fer le rapprocher du garde. Il atterrit avec les deux pieds contre la poitrine de l’homme, puis s’accroupit et l’entailla à l’aide d’un grand geste nourri par le potin.

Le garde s’effondra, la gorge tranchée. Kelsier atterrit légèrement près de lui, l’oreille tendue pour guetter des bruits d’alarme dans la nuit. Il n’entendit rien.

Kelsier laissa le garde agoniser en gargouillant. Cet homme était sans doute un noble de bas rang. L’ennemi. S’il avait été, au contraire, un soldat skaa – conduit à trahir son peuple en échange de quelques pièces… Eh bien, Kelsier aurait mis encore plus d’enthousiasme à expédier dans l’au-delà un tel individu.

Il se propulsa à l’aide d’une Poussée contre le plastron du mourant, bondissant au bas de la passerelle de pierre pour atterrir sur le toit lui-même. La surface de bronze était glaciale et glissante sous ses pas. Il se faufila tout du long, vers le côté sud du bâtiment, en quête du balcon mentionné par Dockson. Il ne s’inquiétait pas trop qu’on le repère ; l’un des objectifs de cette soirée consistait à voler de l’atium, le dixième et plus puissant des métaux allomantiques généralement connus. Son autre but, toutefois, était de semer la perturbation.

Il trouva le balcon sans peine. Large et profond, il devait s’agir d’un balcon destiné à distraire de petits groupes de visiteurs. Toutefois, le calme y régnait actuellement – il était vide à l’exception de deux gardes. Kelsier s’accroupit en silence parmi les brumes nocturnes au-dessus du balcon, masqué par sa cape grise, recourbant les orteils sur le rebord métallique du toit. En bas, les deux gardes bavardaient en toute insouciance.

Il est temps de faire un peu de bruit

Kelsier se laissa tomber sur la corniche, pile entre les gardes. Brûlant du potin pour renforcer son corps, il exerça une violente Poussée d’acier contre les deux hommes en même temps. Comme il se trouvait en leur milieu, il les projeta dans deux directions opposées. Les hommes poussèrent des cris de surprise lorsque cette force soudaine les fit basculer par-dessus la balustrade du balcon dans les ténèbres.

Les gardes hurlèrent en tombant. Kelsier ouvrit les portes du balcon, laissant un mur de brume se refermer autour de lui, avançant sournoisement ses volutes pour envahir la pièce obscure.

Troisième pièce à partir du balcon, songea Kelsier qui se mit à courir accroupi. La deuxième pièce était un jardin d’hiver tranquille et semblable à une serre. Des parterres bas où poussaient des buissons et des arbustes couraient le long de la pièce, et l’un des murs se composait d’immenses vitres, du sol au plafond, destinées à fournir la lumière du jour aux plantes. Malgré l’obscurité, Kelsier savait que les plantes seraient toutes de couleurs légèrement différentes du brun typique – certaines seraient blanches, d’autres rousses, et il y en aurait peut-être même d’un jaune pâle. Les plantes d’une autre couleur que le brun étaient une rareté, uniquement cultivée par les nobles.

Kelsier traversa rapidement le jardin d’hiver. Il s’arrêta à la porte suivante, notant que les contours en étaient éclairés. Il éteignit son étain pour éviter que ses yeux renforcés ne se retrouvent aveuglés lorsqu’il entrerait dans la pièce éclairée, et ouvrit grand la porte.

Il s’y précipita, un poignard de verre dans chaque main, clignant des yeux pour les protéger de la lumière. Mais la pièce était vide. Il devait s’agir d’un bureau ; une lanterne brûlait à chaque mur près d’une bibliothèque, et il y avait un bureau dans un coin.

Kelsier rangea ses couteaux et brûla de l’acier en quête de sources métalliques. Il y avait un grand coffre dans le coin de la pièce, mais il était trop évident. Effectivement, une autre source brillait depuis l’intérieur du mur est. Kelsier s’en approcha et fit courir ses doigts le long du plâtre. Comme beaucoup de murs dans les bastions des nobles, celui-ci était orné d’une peinture murale. Des créatures inconnues s’y prélassaient sous un soleil rouge. La section factice du mur mesurait moins de soixante centimètres par soixante et on l’avait placée de telle sorte que les interstices soient masqués par la fresque.

Il y a toujours un autre secret, songea Kelsier. Il ne prit pas la peine de chercher comment ouvrir l’engin. Il se contenta de brûler de l’acier et de tirer sur la faible source métallique qu’il supposait être le mécanisme d’ouverture de la trappe. Elle résista tout d’abord et l’attira contre le mur, mais il brûla du potin et insista. Le verrou céda et le panneau coulissa, révélant un petit coffre enchâssé dans le mur.

Kelsier sourit. Il paraissait assez petit pour qu’un homme à la force accrue par le potin le transporte, à supposer qu’il puisse l’extraire du mur.

Il bondit, exerça une Traction de fer contre le coffre, et atterrit avec les pieds contre le mur, un de chaque côté du panneau ouvert. Il continua à tirer en se maintenant en place et attisa son potin. La force se répandit dans ses jambes, et il attisa également son acier, tirant contre le coffre.

Il insista, grognant légèrement sous l’effet de l’effort. Il s’agissait d’un test destiné à vérifier ce qui céderait en premier – le coffre ou ses jambes.

Le coffre vibra contre ses supports. Kelsier renforça sa Traction tandis que tous ses muscles protestaient. Puis le coffre se dégagea du mur. Kelsier tomba à la renverse, brûla de l’acier et s’écarta d’une Poussée. Il atterrit maladroitement, en sueur, tandis que le coffre atterrissait bruyamment sur le sol de bois dans une gerbe d’échardes.

Deux gardes surpris déboulèrent dans la pièce.

— Il était temps, commenta Kelsier en levant une main pour exercer une Traction sur l’épée de l’un des soldats.

Elle jaillit hors de son fourreau, tournoya dans l’air et fila comme un éclair en direction de Kelsier, la pointe en avant. Il éteignit son fer, s’écarta sur le côté et rattrapa l’épée par sa poignée tandis qu’elle passait près de lui, portée par sa vitesse acquise.

— Un Fils-des-brumes ! hurla le garde.

Kelsier sourit et s’avança d’un bond.

Le garde tira un poignard. Kelsier lui arracha l’arme des mains à l’aide d’une Poussée puis décapita le soldat d’un grand geste. Le deuxième garde jura et s’empressa de défaire les attaches de son plastron.

Kelsier exerça une Poussée sur sa propre épée alors même qu’il terminait son geste. L’épée s’arracha de ses doigts et fonça droit vers le deuxième garde. L’armure de l’homme tomba à terre – ce qui empêcha Kelsier d’y prendre appui – alors que le corps du premier garde tombait à terre. L’instant d’après, l’épée de Kelsier se plantait dans la poitrine à présent exposée du deuxième garde. L’homme vacilla en silence, puis s’effondra.

Kelsier se détourna des cadavres dans un bruissement de cape. Sa colère était assourdie, moins violente que la nuit où il avait tué lord Tresting. Mais il l’éprouvait toujours, dans la démangeaison de ses cicatrices et le souvenir des hurlements de la femme qu’il aimait. De son point de vue, toute personne qui soutenait l’Empire Ultime perdait par là même son droit de vivre.

Il attisa son potin pour renforcer son corps, puis s’accroupit et souleva le coffre. Il tituba une seconde sous son poids, puis retrouva son équilibre et entreprit de regagner le balcon. Peut-être le coffre renfermait-il de l’atium ; peut-être pas. Dans tous les cas, il n’avait pas le temps de chercher d’autres cachettes.

Il avait traversé la moitié du jardin d’hiver quand il entendit des pas derrière lui. Il se retourna pour voir le bureau envahi de silhouettes. Elles étaient huit, chacune revêtue d’une ample robe grise et portant une canne de duel ainsi qu’un boucher au lieu d’une épée. Des brumicides.

Kelsier laissa retomber le coffre. Les brumicides n’étaient pas des allomanciens, mais ils étaient formés à combattre les Brumants et les Fils-des-brumes. Ils ne devaient pas porter un seul gramme de métal sur tout leur corps, et ils seraient exercés à déjouer ses ruses.

Kelsier recula et s’étira en souriant. Les huit individus se déployèrent dans le bureau avec une précision tranquille.

Ça devrait être intéressant.

Les brumicides attaquèrent, se précipitant par deux dans le jardin d’hiver. Kelsier tira ses poignards, se baissa pour esquiver la première attaque et visa l’un des hommes à la poitrine. Mais le brumicide recula, forçant Kelsier à s’éloigner d’un grand mouvement de canne.

Kelsier attisa son potin, laissant ses jambes renforcées l’éloigner d’un bond puissant en arrière. D’une main, il tira une poignée de pièces qu’il projeta vers son adversaire au moyen d’une Poussée. Les disques métalliques fendirent les airs mais ses ennemis avaient anticipé la manœuvre : ils levèrent leur bouclier et les pièces rebondirent sur le bois, projetant des échardes sans atteindre les hommes.

Kelsier mesura du regard les autres brumicides qui remplissaient la pièce et s’avançaient vers lui. Ils ne pouvaient pas espérer l’affronter en combat prolongé – leur tactique consisterait à lui foncer dessus tous en même temps, dans l’espoir que la bataille prenne fin très vite, ou du moins qu’ils gagnent assez de temps pour qu’on réveille d’autres allomanciens afin de leur prêter main-forte. Il jeta un coup d’œil au coffre en atterrissant.

Il ne pouvait pas partir sans lui. Et il devait mettre fin très vite au combat. Attisant son potin, il s’élança et tenta un grand mouvement de poignard, sans parvenir à percer les défenses de son adversaire. Kelsier se baissa juste à temps pour éviter un coup de la pointe d’une canne en pleine tête.

Trois des brumicides foncèrent derrière lui, coupant sa retraite vers la pièce au balcon. Génial, se dit Kelsier en s’efforçant de garder les huit hommes à l’œil tout à la fois. Ils avançaient vers lui avec précision et minutie selon un effort concerté.

Serrant les dents, Kelsier attisa de nouveau son potin ; ses réserves s’épuisaient, remarqua-t-il. Des huit métaux de base, c’était celui qui brûlait le plus vite.

Je n’ai pas le temps de m’en soucier pour l’instant. L’homme qui se trouvait derrière lui l’attaqua, et Kelsier bondit hors d’atteinte, exerçant une Traction sur le coffre pour s’attirer vers le centre de la pièce. Dès qu’il atteignit le sol près du coffre, il s’élança dans les airs en diagonale. Il bondit par-dessus les têtes de deux de ses agresseurs, et atterrit sur le sol près de plantations. Il pivota, attisant son potin et levant le bras pour parer le coup qu’il anticipait.

La canne de duel heurta son bras. Une onde de douleur lui remonta le long de l’avant-bras, mais son os renforcé par le potin résista. Kelsier continua d’avancer et, d’un mouvement brusque de l’autre main, plongea un poignard dans la poitrine de son adversaire.

L’homme recula, surpris, et ce geste arracha le poignard à Kelsier. Un deuxième brumicide l’attaqua, mais il se baissa, puis tendit sa main libre pour arracher sa bourse de sa ceinture. Le brumicide se prépara à contrer le poignard restant de Kelsier, mais celui-ci leva l’autre main pour cogner le bouclier de l’homme à l’aide de sa bourse.

Puis il exerça une Poussée contre les pièces qu’elle contenait.

Le brumicide poussa un cri tandis que l’impact de cette intense Poussée d’acier le projetait en arrière. Kelsier attisa son acier, exerçant une Poussée si vigoureuse qu’il se projeta lui aussi en arrière, s’écartant des deux hommes qui avaient tenté de l’agresser. Kelsier et son ennemi volèrent loin l’un de l’autre, propulsés dans des directions contraires. Kelsier heurta le mur du fond sans interrompre sa Poussée, projetant son adversaire – avec la bourse, le boucher et tout le reste – contre l’une des immenses vitres du jardin d’hiver.

La lueur des lanternes du bureau fit scintiller les éclats de verre brisé. Le visage paniqué du brumicide disparut dans les ténèbres au-delà, et la brume – silencieuse mais menaçante – commença à s’engouffrer à travers la vitre cassée.

Les six autres hommes avançaient sans relâche et Kelsier dut ignorer la douleur de son bras pour esquiver deux coups. Il pivota pour s’écarter, frôlant un petit arbre, mais un troisième brumicide lui assena un violent coup de canne dans le flanc.

Le coup projeta Kelsier dans les plantations. Il trébucha, puis s’effondra près de l’entrée du bureau éclairé, lâchant son poignard. Avec un hoquet de douleur, il roula sur les genoux en se tenant le flanc. Le coup aurait brisé les côtes de n’importe qui d’autre. Même Kelsier s’en tirerait avec une monstrueuse ecchymose.

Les six hommes se déployèrent pour l’entourer de nouveau. Kelsier se releva en titubant, la vue brouillée par la douleur et l’effort. Il serra les dents puis baissa la main pour tirer l’un de ses flacons de métaux restants. Il en vida le contenu d’une lampée, reconstituant sa réserve de potin, puis brûla de l’étain. La lumière faillit l’aveugler, et la douleur de son bras et de son flanc parut soudain plus vive, mais ce regain de sensibilité accrue lui éclaircit les idées.

Les six brumicides avancèrent d’un mouvement brusque et coordonné.

Kelsier jeta la main sur le côté, brûlant du fer et cherchant du métal. La source la plus proche était un lourd presse-papiers argenté posé sur un bureau près de l’entrée de la pièce. Kelsier l’attira vers sa main puis se retourna, bras tendu vers les hommes en train d’avancer, adoptant une posture offensive.

— D’accord, grommela-t-il.

Kelsier brûla de l’acier qui lui prêta brièvement une force accrue. Le lingot rectangulaire heurta l’épaule de l’homme avec un craquement, et il tomba en poussant des cris.

Kelsier pivota sur le côté, esquiva un coup de canne et plaça un brumicide entre l’homme tombé à terre et lui-même. Il brûla du fer, attirant le lingot vers lui. Celui-ci traversa les airs à toute allure, atteignant le deuxième brumicide à la tempe. L’homme s’effondra tandis que le lingot rebondissait dans les airs.

L’un des hommes encore debout jura et se précipita pour attaquer. À l’aide d’une Poussée, Kelsier éloigna le lingot toujours en vol de lui-même – ainsi que du brumicide qui l’attaquait tout en levant son bouclier. Kelsier entendit le lingot heurter le sol derrière lui et leva la main – tout en brûlant du potin – pour saisir la canne du brumicide en plein vol.

Le brumicide poussa un grognement, luttant contre la force accrue de Kelsier. Ce dernier n’essaya même pas de dégager son arme ; il exerça une violente Traction sur le lingot derrière lui, le rapprochant de son propre dos à une vitesse mortelle. Il se détourna au dernier moment, utilisant sa vitesse acquise pour faire pivoter le brumicide – droit sur le trajet du lingot.

L’homme s’effondra.

Kelsier attisa son potin pour se protéger contre les attaques. Comme il s’y attendait, une canne s’écrasa contre ses épaules. Il s’effondra tandis que le bois se fendait, mais l’étain attisé lui permit de rester conscient. La douleur et la lucidité déferlèrent dans son cerveau. Il tira sur le lingot – l’arrachant du dos du mourant – et s’écarta pour laisser l’arme improvisée fendre l’air près de lui.

Les deux brumicides les plus proches s’accroupirent d’un air méfiant. Le lingot percuta le bouclier de l’un des hommes, mais Kelsier ne continua pas sa Poussée pour éviter de se déséquilibrer. Il brûla plutôt du fer, attirant le lingot vers lui-même. Puis il se baissa, éteignant le fer, et sentit le lingot fendre les airs au-dessus de sa tête. Un craquement retentit lorsqu’il heurta l’homme qui approchait furtivement de lui.

Kelsier pivota, brûlant du fer puis de l’acier pour envoyer voler le lingot vers les deux derniers hommes. Ils s’écartèrent mais Kelsier tira sur le lingot qu’il laissa tomber par terre juste devant eux. Ils l’observèrent d’un air méfiant, et Kelsier, profitant de leur distraction, prit son élan et bondit, prenant appui sur le lingot pour se propulser au-dessus de leurs têtes. Les brumicides se retournèrent en jurant. Lorsque Kelsier atterrit, il exerça une nouvelle Traction sur le lingot qu’il souleva pour fracasser par-derrière la tête de l’un des hommes.

Le brumicide s’effondra en silence. Le lingot tournoya plusieurs fois dans le noir et Kelsier le rattrapa en vol, sa surface fraîche couverte de sang. De la brume qui s’était engouffrée par la vitre brisée flottait au niveau de ses pieds et s’enroulait autour de ses jambes. Il baissa la main, qu’il tendit vers le brumicide restant.

Quelque part, dans la pièce, un homme tombé à terre gémit.

Le dernier brumicide recula, puis baissa son arme et s’enfuit. Kelsier sourit tout en baissant la main.

Soudain, le lingot se retrouva éjecté d’une Poussée hors de ses doigts. Il traversa la pièce et alla briser une autre fenêtre. Kelsier jura et se retourna pour voir un autre groupe d’hommes, plus nombreux cette fois, pénétrer dans le bureau. Ils étaient vêtus comme des nobles. Des allomanciens.

Plusieurs d’entre eux levèrent les mains et un nuage de pièces jaillit vers Kelsier. Il attisa son acier. Repoussa les pièces loin de lui. Des fenêtres se brisèrent et du bois se fendit en éclats tandis qu’elles s’éparpillaient dans toute la pièce. Kelsier sentit une Traction sur sa ceinture tandis qu’on y arrachait son dernier flacon de métal, attiré vers la pièce voisine. Plusieurs hommes accroupis, solidement bâtis, se précipitèrent en s’assurant de rester derrière la pluie de pièces. Des Cogneurs – des Brumants capables, comme Ham, de brûler du potin.

Il est temps d’y aller, songea Kelsier en déviant une autre vague de pièces, serrant les dents pour repousser la douleur de son flanc et de son bras. Il jeta un coup d’œil derrière lui ; il lui restait quelques instants, mais il ne pourrait jamais rejoindre le balcon. Tandis que d’autres Brumants s’avançaient, Kelsier inspira profondément et fonça vers l’une des fenêtres brisées qui montaient du sol au plafond. Il bondit au cœur des brumes, pivota au cours de sa chute et tendit la main pour exercer une ferme Traction sur le coffre tombé à terre.

Il se retourna en plein air et se balança vers le côté du bâtiment comme s’il était relié au coffre par une longe. Il sentit le coffre glisser en avant, crissant contre le sol du jardin d’hiver tandis que le poids de Kelsier tirait dessus. Il heurta le côté du bâtiment mais continua à tirer et se rattrapa au dessus d’un appui de fenêtre. Il se redressa tête en bas, tirant sur le coffre.

Le coffre apparut par-dessus la corniche de l’étage supérieur. Il vacilla, puis tomba par la fenêtre et plongea droit vers Kelsier. Celui-ci sourit, éteignant son fer et s’éloignant du bâtiment en se projetant au cœur des brumes tel un plongeur dément. Il retomba en arrière dans le noir, distinguant à peine un visage furieux qui dépassait de la fenêtre brisée au-dessus de lui.

Kelsier exerça une Traction prudente contre le coffre pour se déplacer dans les airs. Les brumes s’enroulèrent autour de lui, masquant sa vision et lui donnant l’impression qu’il n’était pas en train de tomber, mais de flotter au cœur du néant.

Il atteignit le coffre, puis se tortilla dans les airs pour y prendre appui et se propulser vers le haut.

Le coffre alla s’écraser contre les pavés en dessous de lui. Kelsier exerça une nouvelle Poussée plus légère contre le coffre, ralentissant jusqu’à s’arrêter brusquement à un ou deux mètres au-dessus du sol. Il resta suspendu un instant dans les brumes tandis que les rubans de sa cape claquaient au vent, puis se laissa tomber par terre près du coffre.

La chute l’avait brisé. Kelsier fit levier pour ouvrir sa façade abîmée, guettant de ses oreilles renforcées par l’étain d’éventuels cris d’alarme provenant du bâtiment. À l’intérieur du coffre, il trouva une petite bourse de gemmes ainsi que des lettres de crédit de dix mille castelles et empocha le tout. Il explora l’intérieur à tâtons, redoutant soudain que les efforts de cette nuit ne se révèlent inutiles. Puis ses doigts la trouvèrent – une petite bourse tout au fond.

Il l’ouvrit, dévoilant une poignée de petits fragments de métal sombre évoquant des perles. De l’atium. Ses cicatrices le brûlèrent tandis que lui revenaient les souvenirs de l’époque qu’il avait passée aux Fosses.

Il referma la bourse et se releva. Amusé, il remarqua une silhouette tordue étendue sur les pavés un peu plus loin – les restes mutilés du brumicide qu’il avait jeté par la fenêtre. Kelsier s’approcha de lui et reprit sa bourse de pièces d’une Traction.

Non, je n’ai pas perdu mon temps cette nuit. Même s’il n’avait pas trouvé l’atium, toute soirée qui se terminait par la mort d’un groupe de nobles était un succès pour Kelsier.

Il saisit la bourse d’une main et le sac d’atium de l’autre. Il continua à brûler son potin – sans la force que le métal prêtait à son corps, il s’effondrerait sans doute sous l’effet de la douleur – et fila dans la nuit en direction de la boutique de Clampin.

L'empire ultime
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